Interview recueillie le 6 août 2025
Dans cette nouvelle interview sur DCDL, j’ai eu le plaisir de m’entretenir avec Idan Rooze. Il s’agit du créateur de l’excellent bullet heaven à l’ambiance maritime Nautical Survival (voir article ici). Bonne lecture !
INTERVIEW IN ENGLISH AVAILABLE HERE

Salut Idan, merci d’avoir accepté de nous parler de ton parcours et de la genèse de Nautical Survival. Tout d’abord, peux-tu te présenter ? Quel cursus universitaire as-tu suivi et dans quels secteurs as-tu travaillé jusqu’ici ? Qu’est-ce qui t’a amené à créer des jeux en indé ?
Salut ! Je m’appelle Idan, je suis un développeur solo et je conçois des jeux depuis aussi loin que je puisse me souvenir. À l’école primaire, j’ai découvert RPG Maker et je me suis mis à faire mes premiers jeux. Au lycée, je suis tombé amoureux des jeux de plateaux et ils m’inspirent toujours aujourd’hui. Ensuite, j’ai étudié le développement de jeux vidéo au département Communication Visuelle de l’École des Beaux-Arts Bezalel et j’ai participé à de nombreuses game jams. Au fil des ans, j’ai créé des dizaines de jeux (numériques, analogiques, sur mobile) et je travaille désormais en tant que maître de conférences en game design et suis le directeur du département des game studies à Bezalel. Je travaille en ce moment sur Nautical Survival, un survivors-like maritime où les bateaux ont des moustaches.
Débarrassons-nous tout de suite de l’éléphant dans la pièce. Nautical Survival fait partie d’un genre vidéoludique qui est né il y a à peine quelques années en même temps que la sortie et le succès surprise du jeu de Luca Galante, Vampire Survivors. De nombreux développeurs ont depuis essayé de reproduire le miracle, parfois avec beaucoup de talent, en bidouillant la recette et en y ajoutant leur petite touche personnelle. Ne te méprends pas, ce n’est pas une critique. Une fois qu’un genre a vu le jour, il est tout à fait normal que des artistes aient envie de l’enrichir avec leurs propres productions. Dirais-tu que le travail de Galante t’a, disons, positivement influencé ?
Absolument. J’ai joué à Vampire Survivors à sa sortie et je l’ai trouvé incroyable. J’aime les systèmes de jeu minimalistes, épurés, et Vampire Survivors livre exactement l’expérience qu’il promet, à savoir un déluge d’explosions et de dopamine qui ne s’arrête pour ainsi dire jamais. Lorsque j’ai imaginé Nautical Survival, j’ai dans un premier temps été inspiré par Brotato. J’aimais beaucoup ses arènes réduites, les magasins à visiter entre les différentes vagues et sons système de ressources qui servaient à la fois de monnaie et d’XP. Le truc en plus que je voulais apporter au survivors-like, c’était une façon de se déplacer originale. Dans un genre où le mouvement est la principale mécanique, je voulais que les déplacements ne se résument pas à du simple placement. C’est de là que m’est venue l’idée des avant-postes, ces points d’intérêt sur la carte où le joueur peut faire des choix cruciaux. Je me suis aussi inspiré de jeux de société comme Istanbul (l’un de mes préférés) où il s’agit de collecter des objets pour les livrer quelque part. Le thème nautique correspondait parfaitement à cette idée de recherche d’itinéraire et la gestion de la cargaison s’est ajoutée ensuite en tant qu’élément original additionnel.
Pourquoi cette ambiance maritime en particulier ? As-tu un lien avec la mer et l’univers des bateaux et de la pêche ? Dans la plupart des survivors de type roguelike, les mouvements du personnage sont assez simples (haut, bas, gauche, droite, tir auto). Dans Nautical Survival, les différents bateaux se meuvent de manière très réaliste. On ne peut pas juste faire demi-tour en une fraction de seconde. Il faut apprendre à dompter les courbes. Cela a dû représenter un vrai défi en matière de design. S’agissait-il d’une sorte de défi personnel ?
J’ai grandi pas très loin de la mer, mais je n’ai jamais navigué, ni pêché (cela pourrait bien changer très prochainement !). Lorsque je me suis décidé à créer un survivors-like, j’ai d’abord songé à une voiture et ai même envisagé pendant un moment d’utiliser un vaisseau spatial (un clin d’oeil à un autre jeu que j’avais fait par le passé). Je voulais que le mouvement joue un rôle plus important. Par conséquent, un véhicule propulsé vers l’avant semblait être un choix approprié. Au début du développement, le jeu ne disposait que de contrôles de type tank (encore accessibles dans les menus sous la dénomination steering mode) et les effets de dérive dans les virages étaient très marqués. Le pilotage jouait donc un rôle encore plus important que maintenant. Les joueurs se sentaient dépassés, alors j’ai dû réduire la voilure. Le thème de la pleine mer était juste parfait, car il m’a aussi donné l’opportunité de dessiner des créatures marines en pixel art et des marins avec des moustaches rigolotes.
Les graphismes et le gameplay de Nautical Survival sont une franche réussite. Tu es le principal créateur du jeu, mais était-ce un travail réalisé intégralement en solo ou as-tu reçu un peu d’aide extérieure (pour la musique par exemple) ?
Le jeu a été entièrement conçu et auto-publié par mes soins, avec l’aide de nombreux playtesters passionnés. Je me suis occupé seul du game design, des visuels et de la musique. Il n’y a que pour la partie codage que j’ai eu besoin d’aide. Comme ce n’est pas mon point fort, je me suis beaucoup servi de ChatGPT pour construire la base du code. C’est un peu le bazar, mais ça fonctionne et comme je suis tout seul à bosser dessus, ça me va. Tiens, petite anecdote amusante : en dehors de quelques sons libres de droits, tous les effets sonores ont été réalisés par mes soins, à la bouche ! Il s’agit de mon premier projet commercial, alors je souhaitais profiter de l’occasion pour engranger un maximum de connaissances en matière de processus créatif et sur la façon dont on commercialise un projet de l’étape A à l’étape Z. Travailler seul est à la fois une bénédiction et une malédiction, alors être entouré d’une communauté de playtesters insatiables et faire partie de la scène indé locale m’aide énormément.

Tu vis à Jerusalem. Nous n’allons pas parler de politique ici, mais j’aimerais juste que tu nous racontes ce qu’est le quotidien d’un développeur de jeux vidéo dans un pays en guerre. Ton travail est-il impacté, d’une quelque façon que ce soit, par les troubles géopolitiques qui secouent actuellement ta région du monde ? Est-il difficile de mener sa vie d’artiste (même lorsqu’on bosse sur un jeu aussi neutre que Nautical Survival) dans un tel contexte ?
J’ai étudié la Communication Visuelle à l’École des Beaux-Arts Bezalel, où j’enseigne désormais et dirige le département des game studies. Toutes ces années passées ici ont forgé l’artiste que je suis et m’ont énormément appris dans des domaines aussi variés que la résolution de problèmes, la narration, les graphismes et les stratégies pour créer des œuvres marquantes. Nous sommes tous influencés par l’environnement dans lequel nous évoluons. La culture, l’architecture, les gens, l’époque… Je crois que le jeu vidéo, en tant que médium interactif, reflète tout cela et peut être un outil puissant à même de susciter des remises en question et de conduire à des changements sociaux. Lorsque j’ai commencé à travailler sur Nautical Survival, les conditions ici, comme tu peux l’imaginer, étaient extrêmement crispantes et me plonger dans la création de mon jeu s’est mué en une sorte d’échappatoire. Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec le fait que Nautical Survival soit un jeu « neutre » ou même avec l’idée qu’on puisse adopter une posture de totale neutralité. Pour moi, le fait même de produire de l’art est un acte politique. Tout ce que je peux dire, c’est que vivent dans mon pays des personnes hyper talentueuses venues de tous horizons et que j’aimerais qu’il soit plus simple pour nous tous de trouver de quoi financer nos projets de jeux !
Pour évoquer un sujet beaucoup plus léger, pourrais-tu me parler de ton passé de gamer ? À quels jeux jouais-tu quand tu étais enfant ? Quels sont tes jeux préférés ? Quels jeux t’ont particulièrement marqué, disons, ces deux dernières années ? Pourquoi le genre du survivor roguelike t’a-t-il attiré plutôt qu’un autre ?
Outre les jeux que j’ai déjà cités, en grandissant, j’ai surtout joué à de nombreux jeux de plateaux et à des jeux de simulation et de stratégie. Enfant, le premier jeu qui m’a littéralement retourné le cerveau, c’était The Sims, de Will Wright. J’ai longtemps été persuadé que je deviendrais architecte. J’ai aussi été très influencé par Warcraft 3, Civilization et Black & White 2. Parmi mes titres préférés, il y a entre autres Unmatched, Dead of Winter, Istanbul, Undaunted et Twilight Imperium pour ce qui est des jeux de société et Day of the Tentacle, Half-Life 2, Hollow Knight, Inscryption et Outer Wilds en ce qui concerne les jeux vidéo. Ce que j’aime en particulier dans les survivors-likes, c’est leur côté à la fois minimaliste et spectaculaire. Je me suis dit que me réapproprier le genre, en bidouiller la formule et y apporter ma touche personnelle constituerait un défi intéressant.
L’industrie du jeu vidéo et le secteur de l’art plus généralement traversent en ce moment une crise profonde. La montée des technologies liées aux IA génératives en est l’une des raisons. Que penses-tu de ce problème ? Rejettes-tu en bloc l’IA dès qu’il s’agit de création artistique ou bien utilises-tu toi-même volontiers des outils liés à l’IA ? Qu’en est-il de la rivalité entre les AAA et les indés ? Ces derniers sont-ils l’avenir du jeu vidéo ?
Comme à chaque fois que nous connaissons un basculement technologique, l’IA générative peut être utilisée pour faire le bien comme pour faire le mal. J’ai tendance à être optimiste et je crois que les changements apportés peuvent être positifs. Mais nous ne pouvons ignorer dans le même temps ses actuels impacts négatifs sur le marché du travail. Je pense qu’il est important que tout le monde apprenne à maîtriser ces outils et à s’y adapter. J’ai utilisé ChatGPT pour coder Nautical Survival, mais ces outils sont d’ores et déjà exploités dans un but spéculatif. Je suis surtout curieux de voir comment l’IA pourrait modifier notre rapport au storytelling et au game design. Des jeux tels que AI Dungeon et Gandalf offrent un aperçu de la façon dont les expériences interactives pourraient évoluer et je pense que ce n’est que le début. À mesure que des outils commes les moteurs graphiques et maintenant les IA génératives deviennent plus accessibles, il font baisser la barrière à l’entrée pour les créatifs et mettent à leur disposition de nouvelles façons de faire des jeux et de raconter des histoires. En parallèle, les studios AAA peinent à se réinventer et les développeurs indés gagnent régulièrement des parts de marché. Personnellement, je considère que c’est une bonne chose. Je préfère que l’on voie à l’avenir plus d’expériences étranges et novatrices plutôt que les mêmes jeux convenus essorant les mêmes recettes encore et encore.
Pour conclure, parlons un peu du futur de Nautical Survival. Le jeu est super tel qu’il est actuellement, mais tu as indiqué sur sa page Steam qu’il s’agit d’un early access. Tu as récemment implémenté les cloud saves. Quelles seront les prochaines étapes ? Des modifications concernant l’équilibrage ? De nouveaux bateaux ? De nouveaux boss ? Penses-tu faire traduire le jeu en français ou dans d’autres langues encore ? Souhaites-tu nous parler d’autres jeux, déjà créés ou en projet ?
Effectivement, le jeu est en accès anticipé et je rajoute du contenu tous les mois. Je l’ai fait trois fois déjà. Il est prévu que j’ajoute de nouveaux bateaux, de nouveaux membres d’équipage, des avant-postes, des armes, des ennemis et que j’améliore l’expérience utilisateur. Bien sûr, il y aura aussi des surprises ! J’aimerais également traduire le jeu et le diffuser sur d’autres plateformes afin que plus de joueurs puissent profiter de cette aventure maritime. J’invite tous ceux qui souhaiteraient m’aider à forger le futur du jeu à rejoindre le Discord et à se joindre aux discussions !
Merci beaucoup, Idan, pour toutes ces précisions et merci à toi d’avoir créé un jeu d’une si grande qualité. C’est une oeuvre magnifique (quoiqu’un peu addictive) !
Merci pour la tribune. Prends soin de toi et bon vent !
Florian Baude (Des Clics & des Lettres)