Les rêveries d’un Jovien solitaire
Publié le 26 janvier 2025

J’ai une confidence à vous faire, je fais partie des rares joueurs à ne pas avoir aimé Journey (thatgamecompany (Jenova Chen), 2012). Je l’ai découvert au moins cinq ans après sa sortie et j’ai trouvé que l’expérience atmosphérique qui y était proposée n’avait rien de mémorable, ni de révolutionnaire. Je ne suis pas contre les balades vidéoludiques contemplatives pourtant, mais il y manquait un élément fondamental : une trame narrative marquante et engageante. D’autres studios ont tenté de surfer sur la vague du succès de Journey dans les années qui ont suivi sa sortie, avec plus ou moins de réussite. Du côté des expériences de qualité, on citera par exemple Gris (Nomada Studio, 2018), Dear Esther (The Chinese Room, 2012), Firewatch (Campo Santo, 2016), What Remains of Edith Finch (Giant Sparrow, 2017), RiME (Tequila Works, 2017) ou encore Arise: A Simple Story (Piccolo Studio, 2020) (voir article ici), tous des simulateurs de marche ou des platformers sans réelle difficulté parfois mâtinés de d’énigmes light où l’histoire jouent un rôle clé et où des thèmes forts sont abordés avec finesse et justesse. Des thèmes souvent tristes et âpres (le deuil, la mort, la dépression…) que contrebalancent l’onirisme des lieux visités (les ruines d’une ancienne civilisation, des montagnes enneigées, une vieille demeure riche de mystères et de secrets familiaux ou encore des forêts luxuriantes). Le titre dont je souhaite vous parler aujourd’hui est de cet acabit.

Sorti sur Steam le 11 octobre 2024, Europa est un jeu de plateformes et d’aventure en 3D, première création solo de l’artiste américano-portugais Helder Pinto, vétéran de l’industrie ayant notamment travaillé sur les franchises Overwatch et Crysis. Le développement d’Europa s’est étiré sur plus de cinq ans et, s’il en est le principal auteur, Pinto a été aidé dans sa tâche par deux amis, Alex Petherick-Brian (pour l’aspect programmation) et Brian Horn (côté écriture et création des cinématiques), ainsi que par l’éditeur spécialisé dans le jeu indé Future Friends Games (Omno, Exo One…). On y incarne Zee, un petit garçon équipé d’un jetpack surnommé le Zéphyr qui lui permet de planer quelques instants au-dessus des décors et de se propulser vers le ciel. L’action se déroule sur Europe, l’un des satellites de Jupiter. Le sol étant recouvert de prairies verdoyantes parsemées de fleurs multicolores et d’arbres entre lesquels serpentent des rivières aussi bleues que le ciel où moutonnent des nuages immaculés, on comprend sans explications dès les premiers instants que l’astre a dû passer à la moulinette d’une terraformation en bonne et due forme (le satellite rocheux a déjà fait l’objet de telles réflexions IRL). On tombe rapidement sur une petite maison isolée au milieu de cette campagne enchanteresse baignée de soleil (ce petit côté Paradis laisse tout de suite envisager la découverte ultérieure de l’envers beaucoup plus sombre de cet idéal bucolique). Sur une table repose un carnet, une sorte de journal intime dans lequel un vieil homme s’adresse à Zee en affirmant être son père et qu’il sera déjà mort depuis longtemps lorsque l’enfant lira ces lignes. Il invite la garçon à se frayer un chemin jusqu’à un îlot lévitant au loin au-dessus des montagnes, afin de trouver là-bas des réponses à ses questionnements. Seule la première page se trouve à l’intérieur du carnet. Les autres se sont envolées et les rechercher servira de fil conducteur tout le long d’une aventure dont on fera le tour en un peu moins de quatre heures.


Outre une végétation abondante, on rencontre sur Europe une foultitude de créatures de toutes sortes. Une faune terrestre plus ou moins ordinaire d’abord, importée par les colons des lieux. Un renard, des poissons, des lézards, des papillons, des cerfs et même des baleines et des méduses volantes (les effets d’une gravité locale quelque peu exotique ?). Puis se mêlent à ces animaux communs des êtres d’une nature moins conventionnelle : des robots autonomes, jardiniers chargés à l’origine de végétaliser le satellite pour le rendre habitable, semblant avoir échappé au contrôle de leurs créateurs. Si certains ont l’apparence de banales machines agricoles ou de combat (on y vient), d’autres sont des entités hybrides, mi-mécaniques, mi-animales, parfois anthropomorphes et de tailles diverses. Certains sont inanimés, la plupart pacifiques, mais quelques-uns se montrent hostiles à notre approche et nous lancent des projectiles qui freinent notre progression. Rien de bien méchant, car dans Europa on ne peut pas mourir. Zee ne dispose pas même d’une barre de vie. Ce serait contraire à la philosophie du titre dont le propos est ailleurs. La seule jauge à surveiller se trouve dans le dos du protagoniste, sur le réservoir de son jetpack qu’il faut constamment alimenter en énergie pour pouvoir exploiter pleinement la verticalité des environnements. Pour cela, de multiples sources d’une sorte de lumière bleue sont à notre disposition, sur terre ou dans les airs, ainsi que des améliorations permettant d’augmenter la quantité de carburant que l’on peut transporter et, partant, d’allonger le temps de vol.

Le propos du jeu, dans un premier temps mystérieux, s’éclaircit à mesure que l’on progresse en direction de l’îlot en suspension. Sans tout dévoiler, on comprend assez vite qu’une guerre a fait rage dont le satellite porte encore les stigmates, probablement terminée depuis des lustres. Les bêtes, organiques ou artificielles, semblent avoir pris pleine possession des lieux où seules des ruines attestent encore d’une ancienne présence humaine et de l’utopie que les hommes ont tenté de bâtir sur le satellite jovien. Zee, lorsqu’on regarde de près le portrait dessiné par son père, présente lui-même quelques particularités physiques laissant supposer qu’il n’est peut-être pas aussi humain qu’on pouvait d’abord le penser. L’androïde, mélange de chair et de métal, est-il le dernier représentant de notre espèce sur Europe ? Dans tout le système solaire ? Les vents qui portent Zee et le joueur livreront par petites touches de précieux éléments de réponse.
Côté gameplay, on virevolte, on court, on glisse sur des pentes tapissées de boue ou d’herbes grasses, mais pas que. Si Europa présente la plupart des caractéristiques du genre du walking sim, on y résout aussi quelques énigmes à base d’interrupteurs à dénicher et de cubes à déplacer. Ces puzzles sont d’une difficulté très modeste et ne font qu’apporter un peu de variété à une expérience par ailleurs très contemplative, mais jamais ennuyeuse. En ce qui me concerne, la lecture des pages du carnet du père de Zee (et celles du cahier de croquis où le garçon d’une dizaine d’années (en apparence du moins) dessine les créatures qu’il rencontre) ont suffi à me captiver entre deux phases de balade réflexive sur le sens de la vie et des actions des hommes dont les désirs de grandeur peuvent mener à l’irrémédiable chute. C’est là l’un des deux gros points forts du jeu selon moi. L’histoire est très bien écrite et l’envie d’en savoir plus pousse le joueur à avancer. La quantité de texte proposée est tout simplement parfaite. Les pages du carnet contiennent à chaque fois une quinzaine de lignes, juste ce qu’il faut pour faire avancer l’arc narratif sans donner envie de lire en diagonale pour ne pas interrompre le flow des déplacements aériens.


La direction artistique, très colorée, accompagnée de la bande originale toute en douceur de Matthew Thomason, constitue bien sûr (on peut le voir sur les captures qui émaillent cette chronique) l’autre atout majeur d’Europa. L’hommage aux productions du studio japonais Ghibli et aux films d’animation du réalisateur Hayao Miyazaki (Le Château dans le Ciel (1986), Mon Voisin Totoro (1988), Princesse Mononoké (1997) ou encore Le Voyage de Chihiro (2001)), à leurs univers balançant entre rêve et réalité, entre magie de fantasy et prouesses technologiques de science-fiction, ne fait aucun doute. On se croirait plongé dans un dessin animé, onirique et bienveillant malgré la dureté des sujets abordés. Europa, en nous mettant dans la peau d’un enfant qui essaie de grandir et de comprendre le monde en l’absence de son père disparu, suscite l’émerveillement et éveille en nous une douce nostalgie, celle d’un paradis perdu hors du temps d’où l’Homme, ayant voulu se prendre pour un dieu, a été chassé par ses propres créations. Peut-être justement parce qu’il avait confié la charge à ces machines conscientes de protéger ce nouveau monde des plus grands dangers menaçant son avenir. Quoi de plus dangereux que l’hubris et la cupidité des hommes ?
Terraformation, déambulations champêtres, plaisir du vol au gré des vents, relation père-fils touchante, paysages grandioses, écriture haut-de-gamme, pas de combats ni d’énigmes retorses, j’ai eu un gros coup de cœur pour Europa. Le titre transpire l’artisanat et l’amour du jeu vidéo. À la fin du générique, en conclusion de l’aventure, Helder Pinto s’adresse au joueur, en vidéo, assis derrière son PC, achevant de confirmer qu’on avait affaire là à un pur jeu d’auteur. Et c’est ça qu’on aime !
Quelques liens pour compléter :